mercredi 18 octobre 2017

DÉBAT SUR L’ISF : LE SECRET FISCAL RESTE TRÈS BIEN GARDÉ

L'ISF EST MORT VIVE L'IFI

Débat sur l’ISF : le secret fiscal reste très bien gardé Une centaine de parlementaires de gauche ont demandé au gouvernement de publier l’impact des mesures fiscales pour les plus riches afin d’éclairer le débat sur le budget.
UNE DE LIBÉRATION
Si, partout dans le monde, le secret bancaire est en train de reculer, le secret fiscal a encore de beaux jours devant lui. Pas question de remettre en cause ce « principe fondamental de notre législation fiscale et de la société française », a ainsi réaffirmé Bruno Le Maire, mercredi 18 octobre, à propos de la réforme de l’impôt de solidarité sur la fortune (ISF) :

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Le ministre de l’économie réagissait à l’appel d’une centaine de parlementaires de gauche publié en « une » du quotidien Libération. Cette pétition, ouverte sur la plate-forme change.org, a été signée par une soixantaine de sénateurs et députés socialistes, les Insoumis et les communistes, et même un centriste, le président de l’Union des démocrates et indépendants, Jean-Christophe Lagarde.

UNE DE LA CROIX
Car le premier budget de l’ère Macron n’en finit pas d’alimenter la controverse. La pétition publiée mercredi insiste auprès du gouvernement pour qu’il publie l’impact de ses mesures fiscales « sur les 100 Français les plus riches ». Pourquoi 100? Parce qu’ils seront les principaux destinataires des baisses d’impôts annoncées, la richesse étant extrêmement concentrée… même chez les plus riches.

Assurant qu’il répondrait aux demandes de « tous ceux qui voudront des chiffres complémentaires », Bruno Le Maire a rappelé qu’une évaluation de l’impact des réformes fiscales était prévue dans deux ans. Sauf que les parlementaires souhaiteraient avoir des simulations avant de voter pour ou contre le budget…

Une fuite du Canard enchaîné mercredi révélait que de telles simulations existent puisque Bruno Le Maire et son collègue au budget, Gérald Darmanin, ont reçu deux notes de la Direction de la législation fiscale sur l’impact de la réforme de l’ISF et l’instauration de la « flat tax » (qui uniformise et abaisse l’impôt sur les revenus du capital : loyers, dividendes, plus-values…). Mais ils se sont gardés, jusqu’ici, d’en communiquer les résultats.

Données ultrasensibles

Un tel exercice de transparence supposerait d’ouvrir au public une partie des données concernant l’ISF, des données ultrasensibles sur lesquelles le ministère de l’économie veut garder la main. D’ailleurs, la précédente majorité (dont une partie signe cet appel) n’avait déjà pas eu (ou voulu avoir) raison de la culture du secret des hauts fonctionnaires de Bercy.
Destiné à « protéger les contribuables », le secret fiscal est défini dans le code pénal, à l’article 226-3, comme un « secret professionnel ». Sa violation est punie d’un an d’emprisonnement et de 15 000 euros d’amende. « Le secret professionnel [est] destiné à protéger les intérêts des particuliers (…). Le fonctionnaire doit le conserver vis-à-vis de son administration, y compris son supérieur hiérarchique », précise le guide de déontologie de l’administration fiscale. Des dérogations sont toutefois prévues dans le cadre du bon fonctionnement des services.

Mais la règle est inflexible à l’extérieur du ministère. En 2016, le ministère des finances a déposé une plainte pour violation du secret fiscal après la publication par Le Canard enchaîné d’une liste nominative de cinquante contribuables ayant bénéficié d’une importante réduction de leur ISF.

Face à un crime ou un délit, le fonctionnaire doit toutefois déroger au secret professionnel pour le dénoncer devant la justice. Reste que, là encore, Bercy garde la main grâce à son précieux « verrou », un monopole en matière de poursuites pénales pour fraude fiscale. Concrètement, seul le ministère dispose du droit de déposer plainte contre un individu soupçonné de malversations fiscales, un procureur ou une partie civile ne le pouvant pas.

Des chiffres utiles au débat

Sans aller jusqu’à une liste nominative, la publication d’un certain nombre de données permettrait d’éclairer le débat. C’est pour cette raison que nous les avions demandées en début d’année à Valérie Rabault, la rapporteure générale du budget sous François Hollande, à ce titre chargée de réunir les conditions d’un débat démocratique sur cette question à l’Assemblée.

Sans réponse de sa part, nous avions interpellé Bercy et saisi la Commission d’accès aux documents administratifs (CADA). Sans succès : la loi garantissant l’accès aux documents existe mais n’oblige pas l’administration à fournir des documents qui nécessiteraient un travail supplémentaire. Valérie Rabault, député socialiste du Tarn-et-Garonne, est aujourd’hui signataire de l’appel publié dans Libération.

Ce secret est d’autant plus étonnant qu’il ne s’applique qu’aux plus riches. « Contrairement à la pratique appliquée pour l’impôt sur le revenu chaque année depuis 1915, l’administration fiscale n’a jamais pris l’habitude de publier des tabulations annuelles indiquant les nombres de contribuables par tranches de patrimoines imposables (patrimoines compris entre 1 et 2 millions, 2 et 3 millions, etc.) », regrette Thomas Piketty (qui dispose par ailleurs d’un blog sur Le Monde. fr). L’économiste ajoute :


« Dans le fond, la technostructure Bercy n’a jamais aimé l’ISF et l’idée de transparence sur les hauts patrimoines qui va avec. Bercy, comme le monde politique, s’enferme dans une culture du secret, en s’imaginant sans doute que c’est une façon de préserver le pouvoir, et ne sait pas comment sortir de cet engrenage : moins on publie de données, plus on prend peur que la moindre donnée nouvelle soit interprétée d’une façon qui ne leur convient pas, moins on en publie, etc. »


Secret de polichinelle

L’intérêt de la ventilation par tranche évoquée par l’économiste, si elle était disponible de façon régulière et non par morceaux épars dans des rapports divers et variés, serait de pouvoir dessiner plus clairement le paysage des comptes et coffres les mieux garnis du pays. Et de calculer chez ceux qui les concentrent les économies qu’ils réaliseraient grâce aux cadeaux du gouvernement. L’ancien ministre de l’économie, Michel Sapin, a d’ailleurs fait mine de s’interroger la semaine dernière sur le montant que représenteront ces économies pour les 100 plus gros bénéficiaires.

Christophe Castaner, porte-parole du gouvernement, s’est inquiété d’une « chasse à l’homme ». En réalité, concernant les 100 premières fortunes de l’Hexagone, on connaît la liste des personnes qui la composent. Il est donc déjà possible de reconstituer (à peu près) le manque à gagner pour les caisses de l’Etat. Le Canard enchaîné a fait le calcul pour le n° 1 de cette liste, Bernard Arnault, et ses 500 millions de dividendes annuels : taxés à 30 % (« flat tax ») au lieu de 60 % (la moyenne de l’impôt sur les plus importants revenus sur le capital), il ne lui en coûtera plus que la moitié, soit 150 millions d’euros, contre 300 auparavant.

Outre qu’il est donc possible de faire des simulations sur les revenus dont l’Etat va se priver avec ces réformes, la question du secret fiscal mérite aussi d’être posée. Certes, l’anonymat des données fiscales reste un principe admis dans presque tous les pays, mais il est discuté : l’économiste Gabriel Zucman défend ainsi au contraire l’idée d’un cadastre financier mondial comprenant immobilier, actions, obligations, parts de fonds d’investissement…