vendredi 20 mai 2016

«LES PRÉJUGÉS ENVERS LES FEMMES ONT JOUÉ DE MANIÈRE ÉVIDENTE DANS LA DESTITUTION DE DILMA ROUSSEFF»

DILMA ROUSSEFF LORS D'UNE 
CONFÉRENCE DE PRESSE À BRASILIA, 
LE BRÉSIL, LE 12 MAI 2016
PHOTO IGO ESTRELA
Visée par un procès qui pourrait durer six mois, la présidente, Dilma Rousseff, est menacée d’être destituée. Le fait qu’elle soit une femme ­a-t-il accentué sa déroute?

Il existe, au Brésil, un débat entre juristes pour savoir si la procédure de destitution lancée à l’encontre de la présidente en raison de ses « pédalages budgétaires » est légitime [manipulation comptable conduisant à masquer la réalité du déficit public, dont ont usé aussi d’autres présidents]. Au-delà de cette interrogation, son impopularité et la crise économique ont eu un impact. Mais les préjugés envers les femmes ont aussi joué de manière évidente, même s’ils ne sont pas à l’origine du processus.
«APRÈS SA RÉÉLECTION, EN OCTOBRE 2014, ELLE A ÉTÉ L’OBJET DE MOQUERIES PARTICULIÈREMENT GROSSIÈRES. QUI SE SERAIT PERMIS CE GENRE DE CHOSES AVEC UN HOMME ? »
Avant sa première élection, en 2010, Dilma Rousseff ne répondait pas aux codes en vigueur pour une partie de la société brésilienne, qui est extrêmement conservatrice. La manière dont elle était traitée dans les médias était caractéristique : les gazettes insistaient sur son manque de féminité, son absence de « sex-appeal » et ne manquaient pas de souligner le fait que la candidate était une femme séparée, sans mari. Pour séduire, elle a d’ailleurs eu recours à la chirurgie esthétique.

Une fois au pouvoir, elle a toujours été considérée comme une femme qui n’était « pas à sa place ». En 2014, lors de l’inauguration de la Coupe du monde, elle a été insultée [des dizaines de milliers de supporteurs l’ont accueillie en criant « Ei Dilma vai ­tomar no cu » (« Dilma, va te faire foutre »)]. Après sa réélection, en octobre 2014, elle a été l’objet de moqueries particulièrement grossières : des autocollants posés sur les voitures la décrivaient dans une position dégradante et vulgaire [Dilma Rousseff a les jambes écartées, et on lui introduit dans le vagin une racine de manioc]. Qui se serait permis ce genre de choses avec un homme ?
Le poids des apparences, n’est-ce pas une caractéristique propre au monde politique? Lula, lui aussi, a dû soigner son image : enfiler des costumes et tailler sa barbe pour être élu…
Lula, comme tous les hommes politiques, a dû se rendre « présentable » pour séduire une majorité d’électeurs. Dilma Rousseff, elle, a dû opérer une transformation plus radicale afin de répondre à ce qu’une partie des Brésiliens attendent d’une femme. Comme s’il lui fallait accentuer ses attributs féminins pour compenser le fait d’être dans l’arène politique, loin du foyer. En Allemagne, ­Angela ­Merkel n’a pas eu besoin de recourir à ce genre d’artifice.
Vu de l’étranger, l’expression « tchau querida ! » [« salut chérie »], inscrite sur les pancartes brandies par les opposants à Dilma Rousseff, a choqué. Avait-elle une connotation machiste ?
Non. C’est une expression que Lula emploie fréquemment, donnant du « querido » ou du «querida» à ses interlocuteurs. Ces mots font référence aux écoutes des conversations téléphoniques entre l’ancien président et Dilma Rousseff, qui ont été diffusées auprès du public [par le juge Sergio Moro, chargé de l’enquête «Lava Jato» sur le scandale de corruption lié au groupe pétrolier Petrobras].
Au Brésil, on parle souvent d’un «racisme cordial», qui s’exprime de façon détournée. Peut-on parler d’un «machisme cordial» en politique ?
C’est un machisme parfois subliminal. Les hommes ne se disent pas machos, mais la réalité les contredit. Dans un même questionnaire, ils s’affirment en faveur de la liberté des femmes, d’accord avec le fait qu’elles travaillent loin du foyer, mais ils déclarent aussi consacrer beaucoup moins de temps aux tâches domestiques.
« EN DÉPIT D’UNE IMAGE ASSEZ LIBÉRÉE, LE BRÉSIL EST L’UN DES PAYS D’AMÉRIQUE LATINE OÙ LES VALEURS CONSERVATRICES ET RELIGIEUSES SONT LES PLUS FORTES. »
Au-delà de cette tradition machiste commune à la plupart des pays d’Amérique latine, le Brésil véhicule des stéréotypes propres à son système politique. Plus que pour un parti, dont l’idéologie est souvent mal identifiée, les électeurs votent pour une personnalité. Ils cherchent un chef charismatique. Dilma Rousseff a eu une trajectoire particulière, faite d’engagement et de fonctions techniques. Elle n’était pas aussi charismatique que Lula, mais ce qui a beaucoup pesé, c’est le fait qu’elle n’ait pas été élue avant d’être présidente. Traduction : « Elle n’a pas d’expérience. » Puis : « Elle est incompétente. » Ce sont pourtant des reproches que l’on peut faire à beaucoup de ministres du nouveau gouvernement intérimaire !

Dilma Rousseff est la première femme présidente du Brésil. Au cours de ses deux mandats, ses gouvernements ont compté plus d’une dizaine de femmes ministres. Le nouveau gouvernement de Michel Temer n’en compte aucune. Que faut-il en déduire ?

C’est très symbolique, et révélateur d’un recul. Pour justifier l’absence de femmes ministres, Michel ­Temer a invoqué des raisons qui n’ont fait qu’aggraver la sensation de malaise. Il a précisé que sa chef de cabinet – il a employé le mot « secrétaire » – était une femme. Puis il a évoqué sa propre femme, ­Marcela, décrite par le magazine people Veja comme «belle, réservée et au foyer», en précisant qu’elle aurait une fonction dans le secteur social du gouvernement. Le président par intérim a aussi expliqué qu’aucun des partis qui participaient à son gouvernement ne lui avait suggéré de nom de femme. Il serait pourtant très étrange qu’avec près de 50 % de femmes au sein de la population active, aucune d’entre elles ne soit assez compétente pour entrer au gouvernement. C’est d’autant plus étonnant que l’exécutif compte des jeunes, des fils de dirigeants politiques qui, eux, n’ont aucune expérience… Ce recul est très préoccupant.
Comment l’expliquer ?
Le monde politique reste fermé aux femmes : la Chambre des députés compte moins de 10 % de femmes depuis 2006, alors que le taux de candidates est passé de 13 % à 32 % entre 2006 et 2014. Au Sénat, le pourcentage d’élues oscille entre 18 % et 19 %. Une disproportion ahurissante alors que le Congrès est censé être un miroir de la société. Le monde politique brésilien reflète en réalité les profondes inégalités et les préjugés de la société. Faire campagne exige de l’argent, l’aide d’une famille, l’appui des syndicats… Les Brésiliennes gagnent en moyenne 70 % du salaire des hommes, elles occupent nombre d’emplois informels et peu sont syndiquées. La politique exige d’aller à Brasilia, donc, souvent, de quitter sa famille ou de l’emmener avec soi. Beaucoup y réfléchissent à deux fois. La plupart des députées et sénatrices sont des femmes célibataires, séparées ou divorcées, avec un profil de féministes.
Sous la direction du Parti des travailleurs [PT, gauche], les femmes ont pourtant peu à peu conquis certaines sphères du pouvoir. Pourquoi les blocages perdurent-ils ?
En dépit d’une image assez libérée, le Brésil est l’un des pays d’Amérique latine où les valeurs conservatrices et religieuses sont les plus fortes. Les femmes ont pu accéder au pouvoir, mais les mentalités n’ont pas réellement évolué depuis la fin des années 1990. L’Église catholique et, de plus en plus, les Églises pentecôtistes influencent la société et la politique. L’Église reste ce en quoi les Brésiliens ont le plus confiance, devant les forces armées et les médias. Selon les données de 2010 de la Fondation Perseu Abramo, 61 % des hommes et 66 % des femmes déclaraient qu’ils ne voteraient jamais pour un candidat ne croyant pas en Dieu. 56 % des hommes et 57 % des femmes refusent un candidat qui se prononcerait en faveur de l’avortement. Cela explique en partie pourquoi, bien que le pays ait eu une femme présidente, certains sujets tels l’avortement n’aient pas avancé.

Dans les recherches que nous avons faites sous la direction de la professeure Marlise Matos (« Mulheres nas eleições 2010 », « les femmes et les élections de 2010 »), les Brésiliens faisaient part de positions encore conservatrices sur les questions de genre et d’orientation sexuelle : 45 % des femmes et 54,7 % des hommes étaient, par exemple, en désaccord partiel ou total sur l’union entre personnes du même sexe. En 2015, un projet de loi sur le « statut de la famille » a été examiné au Parlement : il visait à redéfinir strictement une famille comme une union entre un homme et une femme ou l’un des parents et leurs enfants. Le Brésil conservateur s’est réveillé.