vendredi 11 septembre 2015

L’INVÉRIFIABLE DÉCLARATION PROPHÉTIQUE DE FIDEL CASTRO SUR OBAMA ET LE PAPE FRANÇOIS

De nombreux internautes ont rapidement émis des doutes sur l’incroyable clairvoyance du leader de la révolution cubaine, conscients que le Web regorge de citations tronquées, ou tout simplement fausses.

À la suite de Buzzfeed et de Slate.fr, nous avons tenté de vérifier l’authenticité de cette citation. Comme l’ont souligné nos confrères, aucune occurrence du propos ne semble exister sur le Web avant 2014, ce qui est mauvais signe pour une phrase censée avoir été prononcée en 1973.


Une blague...

Cette phrase apparaît pour la première fois sur Twitter le 17 décembre 2014, jour de l’annonce du rapprochement diplomatique de La Havane et Washington par Obama et Castro : le journaliste Vincent Bevins, correspondant au Brésil du Los Angeles Times, reprend en anglais ce qu’il présente alors comme une « blague » circulant sur les pages Facebook brésiliennes :

Celle-ci se mue rapidement en mème et se répand comme une traînée de poudre sur les réseaux sociaux :

Meme reprenant la citation de Fidel Castro sur le "président yankee noir" et le "pape argentin".

Quelques jours plus tard, Paris Match raconte que la blague « court les ruelles ripolinées du centre de La Havane ».

 .
... devenue prophétie

Le ton change progressivement au printemps 2015 : la même phrase circule désormais sous la forme d’une citation présentée comme véridique, issue d’un entretien de Fidel Castro avec un journaliste anglais en 1973. En cause : un article paru le 10 mars dans le journal argentin Diario de Carlos Paz sous la plume de Pedro Jorge Solans.

Au détour d’un récit de voyage à La Havane, cet écrivain et journaliste argentin rapporte une anecdote racontée par son chauffeur de taxi, un certain Edouardo de la Torre, qui était encore étudiant en 1973 :

« En 1973, au retour d’une visite au Vietnam, le commandant Fidel Castro se livra à l’une des multiples tables rondes avec la presse internationale qui émaillèrent son mandat. La guerre froide était bien froide, et le journaliste Bryan Davis d’une agence de presse anglaise lui posa la question :
“Quand pensez-vous que pourront être rétablies les relations entre Cuba et les Etats-Unis, deux pays si éloignés malgré leur proximité géographique ?” 
Fidel Castro le regarda fixement et répondit pour tous ceux qui étaient dans la salle :
Les Etats-Unis viendront dialoguer avec nous quand ils auront un président noir et que le monde aura un pape latino-américain.” »
Passé inaperçu pendant quelques semaines, cet article de Pedro Solans connaît un succès mondial après avoir été repris en avril et mai 2015 par plusieurs sites cubains. Au fil des articles, des traductions et des partages sur les réseaux sociaux, la source de la citation disparaît, rendant difficile sa vérification.

La citation était-elle authentique ?

La véracité de cette citation repose donc entièrement sur le témoignage oral d’Eduardo de la Torre, chauffeur de taxi de La Havane. « L’oralité est une des sources les plus utilisées dans la science comme dans l’histoire », se défend le Diario de Carlos Paz.

Pour en savoir plus sur Eduardo de la Torre, nous avons contacté Pedro Jorge Solans, l’écrivain qui a rapporté ses paroles en mars.
« C’est le fils d’un traducteur et chauffeur qui s’appelait également Eduardo et travaillait à l’époque avec plusieurs correspondants internationaux. En octobre 1973, il était en contrat avec Neil Brian David, un journaliste australien enregistré avec une accréditation britannique sous le faux nom de Bryan Davis. David, qui venait de couvrir la guerre [du Vietnam], était venu à La Havane pour tourner des documentaires sur le démantèlement des missiles russes en octobre 1962. C’est lui qui a posé la question à Fidel Castro lors de la conférence de presse. »
 

La réponse du Lider Maximo aurait donc été rapportée au chauffeur Eduardo de la Torre par Neil Brian David, qui aurait lui-même transmis l’anecdote à son fils, qui « s’attache à faire vivre l’héritage testimonial et photographique de son père », selon Pedro Jorge Solans. Celui-ci nous assure avoir recoupé l’information en février 2015 auprès d’autres journalistes cubains présents lors de cette conférence de presse, qui lui ont « demandé l’anonymat pour des raisons évidentes ».

Aucune archive écrite ou filmée de cette rencontre n’existant à ce jour, nous en sommes réduits à des conjectures pour évaluer la vraisemblance (et non la véracité) de ces témoignages : Neil Brian David, célèbre reporter de guerre australien connu pour sa couverture du Vietnam et du Cambodge, est malheureusement mort en 1985. S’il n’existe aucune trace de ses documentaires sur les missiles russes à Cuba, sa biographie indique qu’il est devenu freelance après avoir quitté Phnom Penh en juin 1973. De même, Fidel Castro avait en effet visité le Vietnam en septembre 1973. Une rencontre entre les deux hommes à La Havane telle que décrite par Solans est donc possible.

L’écrivain argentin avance une explication possible à la réponse prophétique de Fidel Castro à la question du journaliste australien : il s’agirait d’une pirouette pour ne pas lui répondre, « La Havane le soupçonnant d’être un espion ».

Les détracteurs de cette thèse estiment au contraire que la légende urbaine a pu naître d’une déformation de la réponse que le président cubain a faite en juin 1977 à la télévision américaine ABC News sur la normalisation des relations américano-cubaines :

« Je pense que cela dépend de la bonne volonté des deux parties. Et que cela dépendra du temps. Je ne pense pas qu’elles pourront se rétablir lors du premier mandat de Carter, mais peut-être lors de son second mandat entre 1980 et 1984. »

Une échéance qui s’apparente rétrospectivement aux calendes grecques, puisque Jimmy Carter n’a pas été réélu en 1980.

À moins qu’un des journalistes présents à l’époque ne sorte un jour du bois, nous ne saurons donc probablement jamais si Fidel Castro était un vrai prophète. Mais comme souvent avec les belles histoires, le vraisemblable l’emportera certainement sur la véracité dans la mémoire collective.
image:  

  Maxime Vaudano