mardi 28 mai 2013

POURQUOI LA MORT DE VIDELA A EU MOINS D'ÉCHO QUE CELLE DE PINOCHET





En 2006, la mort d’Augusto Pinochet avait fait la une des quotidiens et l’ouverture des journaux télévisés. On évoquait le souvenir des opposants parqués dans les stades, de la mort d’Allende, le 11 septembre 1973, dans le palais présidentiel de la Moneda, les exécutions sommaires ou les tortures infligées à Victor Jara et la mort de Pablo Neruda en exil, dont les circonstances n’ont jamais été élucidées.

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« PLUS JAMAIS ÇA » ARGENTIN BUENOS AIRES STREET ART
La mort de Jorge Videla, elle, n’a pour ainsi dire été signalée que par d’assez maigres entrefilets dans la presse française et européenne, alors que la répression dans son pays fut encore plus impitoyable qu'au Chili: on estime à près de 30.000 morts le nombre des victimes, morts et disparus en Argentine, contre «seulement» 3.000 au Chili. Une comptabilité macabre qui en dit long sur la violence du régime argentin, qui dura sept ans seulement, contrairement à celui du Chili où Pinochet, après avoir quitté la présidence en 1990, devint le chef de l’armée de terre.

Comment expliquer une telle différence de traitement? Les raisons ne manquent pas. Une des premières, sans doute, est due au fait que Pinochet est mort sans avoir répondu de ses crimes.

En 1998, il est un temps assigné à résidence en Grande-Bretagne: le juge espagnol Baltasar Garzon émet un mandat d’arrêt international à son encontre et l’ancien dictateur chilien est accusé de crimes contre l’humanité. Margaret Thatcher lui rend visite et le présente comme « celui qui a amené la démocratie au Chili », oubliant au passage qu’il avait commencé par la supprimer. Un an et demi plus tard, il rentre libre à Santiago pour raisons de santé.


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AU CENTRE DE  LA PHOTO JOSÉ LÓPEZ REGA (BUENOS AIRES, 17 OCTOBRE 1916 - 9 JUIN 1989) ÉTAIT MEMBRE DE LA POLICE FÉDÉRALE À L'ÉPOQUE DU PREMIER GOUVERNEMENT PERÓN (1946-1955).  LÓPEZ REGA ÉTAIT PAR AILLEURS LE DIRIGEANT DE LA  « L’ALLIANCE ANTICOMMUNISTE ARGENTINE » TRIPLE A, L'ESCADRON DE LA MORT QUI ASSASSINAIT LES MEMBRES DE L'AILE GAUCHE PÉRONISTE. SURNOMMÉ « LE SORCIER », À CAUSE DE SES PENCHANTS POUR LES SCIENCES OCCULTES ET L'ÉSOTÉRISME, IL ÉTAIT AUSSI MEMBRE DE LA LOGE MAÇONNIQUE PROPAGANDA DUE (P2)


Répression discrète

Alain Rouquié, spécialiste de la région et auteur d'un excellent ouvrage sur les dictatures d’Amérique latine et leur héritage, avance des explications complémentaires.

La première, c’est que le coup d’Etat de 1976, qui arrive trois années après le golpe de Pinochet, renverse un gouvernement de criminels et de voyous, dirigé par Isabel Peron et par celui qu’Alain Rouquié décrit comme « une sorte de Raspoutine », José Lopez Rega, dit « el Brujo » (le sorcier). Des escadrons de la mort tuent et torturent déjà les opposants de gauche, tandis que la politique économique du gouvernement envoie l’Argentine dans le mur.

Le coup d’Etat de 1976 se déroule sans heurts, sans arrestations massives et publiques d’opposants et, dès l’arrivée de la junte, le discours se veut rassurant. « La junte affirme qu’elle entend mettre fin à la violence d’extrême gauche, mais aussi à celle des escadrons de la mort péronistes », explique Alain Rouquié. « Videla se présente comme un modéré. Le discours est si rassurant, et les coups d’Etat faisant tellement partie du paysage politique argentin, que des gens de gauche se montrent favorables. L’illusion est à ce point parfaite que même le parti communiste argentin ira, dans les premiers temps, jusqu’à déclarer qu’il faut soutenir les modérés de la junte. » L’arrivée au pouvoir de Videla est donc bien mieux perçue, en Argentine comme ailleurs, que celle de Pinochet.
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DISPARITION FORCÉE SE PRODUIT QUAND UNE ORGANISATION, LE PLUS SOUVENT UN ÉTAT, FAIT DISPARAÎTRE UNE OU PLUSIEURS PERSONNES PAR LE MEURTRE OU LA SÉQUESTRATION. BUENOS AIRES STREET ART

Et pourtant. Sous la façade austère mais modérée de Videla se cache la répression impitoyable menée par le régime pour liquider ses opposants, de manière plus discrète qu'au Chili où ils étaient parqués dans les stades. Morts et disparitions par milliers, opposants torturés que l’on embarque à bord d’avions, que l’on drogue et que l’on jette à la mer, bébés de femmes torturées que l’on confie à des familles de militaires avant de se débarrasser de leurs mères: la liste est terrible.

Au Chili, la répression est très centralisée et l’on finit généralement par savoir où sont détenus les personnes arrêtées. En Argentine, elle est dévolue à une série d’officiers qui, dans le secteur qui leur a été attribué, ont littéralement carte blanche pour arrêter, torturer puis éliminer les opposants, dans des lieux généralement tenus secrets, comme la tristement célèbre ESMA, en plein cœur de Buenos Aires. « La politique était clairement celle de la dilution, "Ma main droite ne sait pas (et ne veut pas savoir) ce que fait ma main gauche" », dit Alain Rouquié.

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EMILIO EDUARDO MASSERA, JORGE RAFAEL VIDELA Y  ORLANDO RAMÓN AGOSTI, LES MEMBRES DE LA JUNTE MILITAIRE QUI A ASSUMÉ LE POUVOIR APRÈS LE COUP DU 24 MARS 1976

La façade d'une junte

Mais plus fondamentalement, alors que Pinochet élimine consciencieusement tous ses rivaux et règne en maître, la dictature argentine est une junte, avec des représentants des trois armes (Terre, Air, Marine), et Videla n’en est que la façade. Il est d’ailleurs débarqué en 1981, remplacé par Viola, auquel succèdent Lacoste puis Galtieri.

Videla n’aura jamais été «l’homme fort » de l’Argentine, au sens ou Pinochet, Franco ou Salazar ont pu l’être dans leurs pays respectifs. Il fut le porte-parole présentable d’une dictature qui, sous des dehors de modération, se montra d’une brutalité inouïe, et en fut débarqué cinq ans plus tard. «Au final, dit Alain Rouquié, on pourrait presque dire que sa mort, en prison, n’est qu’une péripétie

Et voilà sans doute ce qui explique la différence de traitement médiatique entre les disparitions de Pinochet et celle de Videla. Le premier incarnait la dictature, le second n’en fut qu’un avatar.

Antoine Bourguilleau

Sur l’histoire des dictatures d’Amérique du sud et l’impact qu’elles ont encore aujourd’hui sur la vie politique de ces pays, je ne saurais que trop conseiller la lecture de l’ouvrage d’Alain Rouquié, A l’ombre des dictatures, la démocratie en Amérique latine, publié chez Fayard et le remercie d’avoir bien voulu répondre à mes questions.