mardi 6 novembre 2012

LE CHILI EXHUME LA CASERNE SIMON BOLIVAR, CENTRE D’EXTERMINATION INCONNU

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QUELQUES MEMBRES DE LA BRIGADE « LAUTARO », L’UNITÉ D’EXTERMINATION LA PLUS CRUELLE DE LA DINA : LE CHEF, JUAN MORALES SALGADO, JOYCE AHUMADA DESPOUY, ELISA MAGNA ASTUDILLO, RICARDO LAWRENCE MIRES, ET GLADYS CALDERÓN CARREÑO. CETTE BRIGADE COMPTAIT DANS SES RANGS DES NOMBREUSES FEMMES.

Jorgelino Vergara arrive à Santiago en 1974 à l’âge de 15 ans, un an après le coup d’Etat. Cadet d’une famille pauvre de douze enfants, il cherche un travail stable, moins exténuant que celui de garçon de ferme qu’il effectuait auparavant. Son frère lui a trouvé un poste de majordome dans une famille bourgeoise de la capitale et le met en garde: « Le propriétaire de la maison est une personne très importante, un militaire. Surtout ne l’oublie pas» C’est ainsi qu’il intègre le service de la famille du colonel Manuel Contreras, à la tête de la DINA.


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VICTOR MANUEL DÍAZ LÓPEZ, ANCIEN DIRIGEANT DE LA CENTRALE UNIQUE DES TRAVAILLEURS, et Leader CLANDESTIN DU PARTI COMMUNISTE DU CHILI AU DÉBUT DE LA DICTATURE. SÉQUESTRÉ PAR LA BRIGADE LAUTARO LE 12 MAI 1976, IL A ÉTÉ GARDÉ AU SECRET PRÈS DE HUIT MOIS, SOUMIS À DES CRUELLES TORTURES, AVANT D’ÊTRE FROIDEMENT ASSASSINÉ PAR LES SBIRES DE PINOCHET. ICI AVEC SON FILS VÍCTOR DÍAZ CARO. PHOTO MEMORIA VIVA.
Servir le café, préparer le petit déjeuner, acheter le journal, sortir le chien... Petit à petit, il gagne la confiance de la famille et particulièrement celle de la Tía Maruja, ex-épouse de Manuel Contreras. L’entente est si bonne que pendant l’été, il accompagne la famille à la plage huppée de Santo Domingo.


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JAIME DONATO AVENDAÑO, MÉCANICIEN, ANCIEN DIRECTEUR NATIONAL DE LA CUT ET MEMBRE DU COMITÉ CENTRAL DU PARTI COMMUNISTE. ARRÊTÉ LE 5 MAI 1976 DANS LA SOURICIÈRE DE RUE CONFERENCIA.
Agents de la DINA, militaires, patrons, notables, on se presse pour rencontrer Manuel Contreras. Le majordome se souvient avoir vu défiler le dictateur uruguayen Juan Maria Bordabbery et l’agent américain Michael Townley, auteur de l’assassinat d’Orlando Letelier –ancien ministre de Salvador Allende – à Washington en 1976.


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LINCOYÁN YALÚ BERRÍOS, EMPLOYÉ MUNICIPAL À LA RETRAITE, DIRIGEANT SYNDICAL ET MILITANT COMMUNISTE. IL A ÉTÉ ARRÊTÉ LE 15 DÉCEMBRE 1976 DANS LA RUE.

Voyage à la Colonia Dignidad

Vergara voyage aussi avec la famille Contreras jusqu’à Colonia Dignidad, cette colonie allemande au cœur du Chili dirigée par l’ex-nazi Paul Schäfer, qui servait de centre de torture et où fut fabriqué du gaz sarin. Il confesse n’avoir jamais ressenti d’amour pour la famille Contreras mais bien de l’admiration pour le colonel Manuel « Mamo » Contreras et de l’affection pour la Tía Maruja. C’est d’ailleurs elle qui le recommande pour intégrer la Brigade Lautaro et la caserne Simon Bolivar. Nous sommes en 1976 et Jorgelino Vergara a tout juste 16 ans.

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ARMANDO PORTILLA, REPRÉSENTANT COMMERCIAL, ANCIEN DIRIGEANT DE L’ENTREPRISE NATIONALE D'ÉLECTRICITÉ. ARRÊTÉ DANS LA RUE LE 9 DÉCEMBRE 1976.
La Brigade Lautaro a été constituée sur la base des  effectifs de la garde rapprochée du colonel Contreras, et conçue spécialement pour éliminer les membres du Parti communiste qui agissaient dans la clandestinité. Parmi eux, quelques grands noms de la gauche chilienne de l’époque, comme Victor Diaz, numéro 2 du parti, Jorge Muñoz, Fernando Ortiz et Waldo Pizarro. En un an, la brigade parviendra à décapiter trois directions politiques complètes. Les détenus restaient en moyenne sept jours dans la caserne pendant lesquels ils étaient torturés avant d’être assassinés. Leurs corps étaient ensuite transportés en hélicoptère et jetés à la mer. Augusto Pinochet fut lui-même très attentif au sort réservé aux dirigeants communistes. Il rencontra d’ailleurs personnellement Victor Diaz à Casa Piedra, au sud de Santiago, avant qu’il ne soit transféré et assassiné à Simon Bolivar.

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QUELQUES MEMBRES DE LA BRIGADE « LAUTARO »,  L’UNITÉ D’EXTERMINATION LA PLUS SECRÈTE DE LA DINA: ARMANDO FERNÁNDEZ LARIOS, MARÍA GUERRERO SOTO, MIGUEL KRASSNOFF MARTCHENKO, ADRIANA RIVAS GONZÁLEZ ET JORGE PICHUNMÁN CURIQUEO.

Le serment de la DINA

Dès son arrivée, Jorgelino Vergara prête le serment de la DINA : « Tout ce qui a été vu, entendu, reste en silence, pour toujours jusque dans la tombe» Il est ensuite accueilli par Juan Morales Salgado, le commandant de la caserne. « Ton travail consiste à faire le ménage, donner à manger aux détenus, apporter café et sandwichs quand on te le demande » lui dit-il. Tout en s’acquittant parfaitement de sa tâche, le mocito va être le témoin privilégié du sadisme brutal des agents secrets de Pinochet.

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ELISA DEL CARMEN ESCOBAR CEPEDA, MILITANTE DU PARTI COMMUNISTE, ARRÊTÉE LE 6 MAI 1976 DANS LA SOURICIÈRE DE RUE CONFERENCIA.

Il se rend chaque jour dans le cabanon des prisonniers pour servir les repas. A sa droite, les six cellules. Au fond du couloir, un lit métallique où l’on torture à l’électricité. Cette proximité permettait aux autres détenus d’entendre les cris de douleur de leurs camarades. Parmi les officiers de la caserne, il se souvient de la cruauté de Juan Cheminelli et Armando Fernandez, réfugié actuellement aux Etats-Unis. Ceux-ci, la nuit venue, drogués, choisissaient un détenu et le lacéraient de coups de couteau. Et lui, obligé de nettoyer la scène du crime.


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REINALDA PEREIRA PLAZA, TECHNICIENNE PARAMÉDICALE, MILITANTE DU PARTI COMMUNISTE. ENCEINTE DE 5 MOIS, ARRÊTÉE ET ASSASSINÉE LE 15 DÉCEMBRE 1976. PHOTO JACQUELINE TORRENS.

Le passage du livre concernant Reinalda Pereira, 29 ans, enceinte, est glaçant : « Elle recevait des chocs électriques, les yeux couverts par un bandeau. Elle supplia qu’on la tue. Elle était en morceaux. Elle ne pourrait jamais avoir son enfant. Les officiers Barriga et Lawrence commencèrent à rire fortement. Lawrence partit dans la cuisine chercher une poêle et commença à la frapper à la tête pendant que Barriga simulait une fausse exécution. Elle mourut dans la journée»

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LISANDRO TUCAPEL CRUZ DÍAZ, TÉLÉGRAPHISTE ET ANCIEN SYNDICALISTE, MILITANT DU PARTI COMMUNISTE. ARRÊTÉ DANS LA RUE LE 18 DÉCEMBRE 1976.
Quatre-vingt militants du Parti communiste sont passés par Simon Bolivar. Un nombre conséquent quand on sait qu’ils vivaient tous dans la clandestinité. « Quand il s’agit de torture systématique, les héros n’existent pas », explique Javier Rebolledo. Il évoque ici « un tabou qui touche l’ensemble des organisations de gauche au Chili et à travers le monde : la collaboration des détenus pour suspendre ou atténuer les traitements inhumains auxquels ils étaient soumis ».

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EDRÁS PINTO ARROYO, CHAUFFEUR, EX-EMPLOYÉ À LA CHAMBRE DES DÉPUTÉS ET MILITANT DU PARTI COMMUNISTE. ARRÊTÉ LE 20 DÉCEMBRE 1976.
Sentence à venir

La Brigade Lautaro disparaît en 1977. Jorgelino Vergara rejoint alors la Centrale nationale d’informations, qui succède à la DINA après l’attentat qui tua Orlando Letelier. Il continue à travailler comme majordome et effectue quelques tâches administratives. Mais son parcours devient plus flou. A-t-il participé à des opérations secrètes? S’est-il contenté de servir le café? Concernant cette époque, le mocito préfère garder le silence. Pour le moment.


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HÉCTOR VÉLIZ RAMÍREZ, OUVRIER, ANCIEN DIRIGEANT DE LA C.U.T, ANCIEN CANDIDAT AUX RÉGIONALES POUR LE PARTI COMMUNISTE. ARRÊTÉ DANS LA RUE LE 15 DÉCEMBRE 1976.

Les confessions de Jorgelino Vergara ont permis que soient inculpés cent vingt agents de la DINA en 2009. Soixante d’entre eux n’avaient jamais été inquiétés. Trente et un ans après les faits, on découvre enfin l’enfer vécu par les détenus à la caserne Simon Bolivar. Le procès des agents de la DINA s’est tenu en 2009 selon les règles de l’ancien – et très lent – système judiciaire pénal. La sentence doit tomber prochainement. En attendant, tous les membres de la Brigade Lautaro restent en liberté.

1. Javier Rebolledo, La danza de los cuervos. El destino final de los detenidos desaparecidos, Santiago de Chile, CEIBO Ediciones, 2012.

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Comment les juges ont contourné l’amnistie

En 1978, la junte militaire promulgue une loi (DL2191) qui « octroie l’amnistie à toutes les personnes qui, en qualité d’auteur, de complice ou de protecteur sont impliquées dans des faits délictueux pendant la durée de l’état d’urgence s’étendant du 11 septembre 1973 au 10 mars 1978 ». Cette loi garantit donc aux militaires l’impunité pour les crimes commis depuis 1973. Ce texte –tout comme la constitution de 1980– ne fut pas abrogé avec le retour de la démocratie.

A la fin des années 1990, un groupe de magistrats va néanmoins élaborer une doctrine juridique pour le contourner. Celle-ci se base sur deux principes. Premièrement, tant que les corps des prisonniers n’ont pas été retrouvés, ils sont considérés en droit comme disparus –et non pas décédés–, ce qui est reconnu comme un « délit permanent » et ne peut être couvert par l’amnistie de 1978. Deuxièmement, la législation pénale internationale établit que les crimes contre l’humanité ne peuvent être amnistiés ni prescrits avec le temps. C’est sur la base de ces deux principes que les agents de la DINA ayant opéré à Simon Bolivar ont finalement pu être jugés.