dimanche 19 décembre 2010

LA JUSTICE FRANÇAISE CONDAMNE LES ACCUSÉS JUGÉS POUR LA DISPARITION DE FRANÇAIS AU CHILI

La cour d'assises de Paris a prononcé treize condamnations dans le procès concernant les cas de quatre Français disparus à la suite du coup d'Etat : Georges Klein, Etienne Pesle, Alphonse Chanfreau et Jean-Yves Claudet. Comme la disparition ne figure pas au code pénal, les accusés ont été jugés pour arrestation et séquestration arbitraire, accompagnées de tortures et actes de barbarie.
MANUEL CONTRERAS EN 2005, LORS D'UN PROCES A SANTIAGO DU CHILI. AFP / MARTIN BERNETTI
Les deux chefs de la Direction du renseignement national (DINA), les généraux Manuel Contreras et Pedro Espinoza, ont été condamnés à la prison à vie. Onze autres officiers ou agents de la répression ont été condamnés à des peines de 15 à 30 ans. Pour Claude Katz, avocat de la Fédération international des droits de l'homme, qui s'est constituée partie civile, ce "verdict historique" représente "la victoire du droit sur la barbarie".
Depuis le 7 décembre, le souffle de l'histoire et des relents de guerre froide ont effectivement traversé le prétoire. Beaucoup de souffrance aussi, des deuils inachevés, un passé qui ne passe pas, chez les proches des victimes ou leurs anciens camarades venus témoigner de leur propre séquestration et tortures.


LE GENERAL EN RETRAITE PEDRO ESPINOZA, EN 2000.AFP/CRIS BOURONCL
Le box des accusés est resté vide. Les treize Chiliens et leur complice argentin ont préféré ne pas être représentés par un avocat, car ils rejettent la compétence d'un tribunal étranger. Plusieurs d'entre eux sont en prison, condamnés pour d'autres faits. Grâce à la ténacité et au tact du président de la cour, Hervé Stephan, les assises ne se sont pas transformées en séminaire. Le magistrat et l'avocat général ont recentré les témoignages pour élucider les circonstances de la disparition des quatre Français et identifier les responsables.

RETOUR SUR L'OPÉRATION CONDOR

Les bancs du public, eux, étaient pleins tous les jours, matin et après-midi. Les proches des victimes et les parties civiles y côtoyaient les témoins ou experts, ainsi que des curieux. Beaucoup de têtes blanchies par le temps, puisqu'on examinait des faits remontant à trente-cinq ans, ou davantage. Mais aussi des jeunes, qui se tenaient parfois par la main, ébranlés par les horreurs qu'évoquaient les successives déclarations.

Français ou Sud-américains, les présents étaient presque tous bilingues, prompts à rectifier les erreurs des interprètes. Les journalistes n'étaient pas les seuls à prendre des notes. Témoins ou spectateurs, ils étaient souvent venus de très loin, du Chili bien évidemment, mais aussi du Brésil, d'Argentine, du Paraguay, des Etats-Unis et du Canada, d'Espagne, d'Autriche ou de Suède. L'existence d'une diaspora chilienne témoigne de l'onde de choc provoquée par le putsch de 1973.

Peu de temps après le coup d'Etat du 11 septembre, le général Pinochet mettait sur pied un nouveau service de renseignement, la DINA (Direction d'intelligence nationale), qui allait agir dans 25 pays, y compris la France. Le chef de la DINA, le général Manuel Contreras, va coordonner son action avec les services d'autres Etats d'Amérique du Sud, dans le cadre de l'"Opération Condor". Le but était l'élimination physique d'opposants, certains liés à la résistance armée, comme Jean-Yves Claudet séquestré en 1975, d'autres pas, comme le sénateur uruguayen Zelmar Michelini, enlevé en 1976, alors qu'ils logeaient dans le même hôtel de Buenos Aires.

Henry Kissinger

L'AUDITION MANQUÉE D'HENRY KISSINGER

Auteur d'un ouvrage de référence, Les années Condor (La découverte), l'Américain John Dinges est venu à la barre. "Le but du plan Condor était de créer une sorte d'Interpol contre la subversion de gauche, employant les enlèvements, la torture et l'assassinat, a-t-il déclaré. L'arrestation et le transfert vers le pays d'origine était son principal mode opératoire." Journaliste d'investigation devenu professeur à l'université de Columbia, M. Dinges a déploré "l'ambivalence" des Etats-Unis à propos de l'Opération Condor. "Attribuer la responsabilité des violations des droits de l'homme commises en Amérique latine aux Etats-Unis est une simplification", a-t-il déclaré.

A son avis, Washington a encouragé les régimes militaires en Amérique du Sud, tout en essayant de "modérer" leur action. Lors de ses recherches, il a trouvé un document écrit par un assistant du secrétaire d'Etat Henry Kissinger qui évoque une "troisième guerre mondiale contre la subversion de gauche", des termes qui semblent tout droit sortis de l'Opération Condor. "Washington considérait que le Condor était beaucoup plus violent et anticommuniste que ne l'était la politique américaine, a affirmé M. Dinges. Les Etats-Unis craignaient que le bloc anticommuniste de pays sud-américains ne finisse par échapper à son contrôle. Washington a eu le sentiment d'avoir créé un monstre."

Ce que l'auteur américain a appelé "l'alternance du feu vert et du feu rouge" n'a pas empêché "les assassinats de masse ni réussi à modérer le Plan Condor". En 1976, les agents chiliens sont allés jusqu'à assassiner Orlando Letelier, ancien ministre du président socialiste Salvador Allende, en plein centre de Washington. L'ancien juge d'instruction Roger Le Loire a raconté à la barre comment il a essayé d'entendre Henry Kissinger en qualité de témoin. Apprenant que l'ancien secrétaire d'Etat se trouvait de passage à Paris, il lui a fait remettre par des policiers une convocation à l'hôtel Ritz. "M. Kissinger et ses gardes du corps sont immédiatement allés se réfugier à l'ambassade américaine", a déclaré le magistrat. Le lendemain, le consul des Etats-Unis lui a signifié que M. Kissinger bénéficiait de l'immunité diplomatique.

OBSTACLES À LA COOPÉRATION JUDICIAIRE

Alors qu'il était en charge du dossier des quatre Français, le juge Le Loire a eu d'autres occasions de constater les obstacles à une coopération judiciaire internationale. Pendant que le général Pinochet était détenu à Londres, il a demandé à pouvoir l'entendre. Les autorités britanniques n'ont même pas daigné répondre par écrit. L'Argentine n'a jamais donné de suite à ses commissions rogatoires. Au Chili, il a manqué une voix à la Cour suprême pour l'autoriser à mener des interrogatoires à Santiago. Heureusement, le juge Juan Guzman, l'homme qui a inculpé le général Pinochet dans son propre pays, a tout fait pour faciliter l'enquête française.

Un autre magistrat chilien a été cité en exemple. Gloria Olivares a été la première à enquêter à Santiago, dès 1992, sur la hiérarchie de la DINA, alors que le général Pinochet restait à la tête de l'armée et que le général Miguel Krasnoff Martchenko commandait un régiment. Les officiers comparaissaient au tribunal en grand uniforme, entourés de gardes du corps, provoquant des bousculades fréquentes avec les familles plaignantes. La juge Olivares a dû ordonner à un sergent de remettre son arme avant la confrontation.

A Paris, les avocats des parties civiles étaient partagés entre le désir de rendre justice aux familles et la volonté de faire "le procès de Pinochet post-mortem", voire le procès des tribunaux chiliens. Pour certains, le Chili n'en a pas fait assez, au point de souhaiter "dépayser" les procédures vers une justice internationale qu'ils appellent de leurs voux.
Avocate chargée des droits de l'homme au ministère chilien de l'intérieur, Magdalena Garcés a résumé les "avancées, les retours en arrière et les contradictions" des tribunaux chiliens depuis le retour de la démocratie, en 1990. A son avis, les peines prononcées ne respectent pas la proportionnalité requise par des crimes graves. Alors que la jurisprudence chilienne reconnaît l'imprescriptibilité des disparitions forcées, les tribunaux appliquent un régime de réduction des peines appelé "semi-prescription". D'un total de 290 condamnés, 71 restent en prison.

William Bourdon, avocat de trois des familles, a qualifié les disparitions "d'arme de destruction psychologique massive", dont l'effet à retardement ne cesse de se répandre dans le corps social. Le caractère systématique, massif, est au cour de la notion de disparition forcée, par opposition à un cas isolé, comme l'affaire de l'opposant marocain Mehdi Ben Barka (enlevé en France en 1965). Il s'agit d'un "crime continu", qui se prolonge dans le temps par la soustraction des restes des disparus et la négation du "droit de savoir" des familles. Les proches sont eux-mêmes des victimes de cette forme perverse de répression qui les prive de funérailles, d'acte de décès et de la possibilité d'effectuer le deuil.

"Ceux qui perdent un parent, on les appelle orphelins. Ceux qui perdent un conjoint, on les appelle veufs. Mais nous n'avons pas de mot pour désigner ceux qui on perdu un enfant ou un frère", a déclaré Jacqueline Claudet, sour de Jean-Yves. Leur mère est décédée trois semaines avant l'ouverture du procès qu'elle a trop attendu. L'autre sour, Marcelle Claudet, est venue montrer des photos de ce frère aîné qui la protégeait et la cajolait. Et elle a avoué : "C'est horrible de le dire, mais je préfère savoir qu'il est mort en quelques jours plutôt que d'avoir été torturé pendant des mois comme d'autres".
La convention internationale sur les disparitions forcées devrait entrer en vigueur le 23 décembre. Le code pénal français ne pourra plus ignorer cette qualification.
Paulo A. Paranagua