mercredi 6 janvier 2010

Voter, même si ça fait mal

Antonio Zamorano Herrera, dit curé de Catapilco. Source Wikipédia.


Les élections du 13 décembre ont donné à l’entrepreneur Sebastián Piñera un avantage de 14 points sur Eduardo Frei, sénateur et ex-président : 44,05 % contre 29,60 %. Néanmoins, au fur et à mesure que se rapproche le second tour du 17 janvier, le panorama commence à changer. Sous l’apparence triomphaliste des sondages et des médias, apparaissent à nouveau –soutenant la Concertation – les réserves malvenues de volonté démocratique pour affronter le pouvoir oligarchique. Il s’agit de la dernière ligne de défense d’une coalition de gouvernement exténuée par ses inconséquences, ses querelles internes et la corruption de nombreux fonctionnaires et représentants. Néanmoins, faute d’une alternative populaire et démocratique, transformatrice de la société, qui, pour le moment, n’émerge pas, la Concertation des Partis pour la Démocratie représente le « moindre mal » capable de contenir la voracité d’une oligarchie arrogante et sans scrupules. Le Dieu Argent prétend administrer le pouvoir total au Chili, masquer sa dictature avec le vote obtenu au travers de la manipulation des consciences, comme l’avait rêvé le pinochetisme avec sa constitution de 1980, toujours en vigueur.

Un peu d’histoire

La tentation, pour les grands chefs d’entreprise, d’administrer la totalité du pouvoir politique, social et économique a déjà son histoire dans le Chili moderne. La première tentative –presque victorieuse- fut celle du millionnaire spéculateur de la Bourse et ex-ministre des Finances, Gustavo Ross Santa María, en 1938. Mais il a été battu de justesse par l’avocat et professeur radical Pedro Aguirre Cerda (2), candidat du Front Populaire (radicaux, socialistes et communistes) qui a obtenu 50,26 % contre 49,33 % pour Ross.

En 1952, un autre chef d’entreprise –fondateur d’une des plus grandes fortunes du pays-, Arturo Matte Larraín, a essayé aussi d’imposer sa richesse pour être élu président de la République. Il n’a pas eu de succès mais a obtenu 27,81 % des voix. Il a été battu de manière accablante par un ex-dictateur (1927-31), le général en retraite Carlos Ibáñez del Campo (46,8 %), qui a aussi battu le radical Pedro Enrique Alfonso (19,95 %) et le socialiste Salvador Allende Gossens (5,44 %), pour qui c’était la première tentative d’arriver à La Moneda(3).

En 1958, un entrepreneur –avec plus de quartiers de noblesse que Piñera- a été élu Président de la République. Jorge Alessandri Rodríguez, président de la Compagnie Manufacturière de Papiers y Cartons (CMPC) et de la puissante Confédération de la Production et du Commerce, indépendante et proche du Parti Libéral, fils de l’ex-président Arturo Alessandri Palma (1920-25 y 1932-38), a obtenu 31,2 % des voix. Il a battu de justesse le socialiste Salvador Allende (28,91 %), le chrétien-démocrate Eduardo Frei Montalva (20,75 %), le radical Luis Bossay Leiva (15,43 %) et le député indépendant Antonio Zamorano Herrera, ex-curé de Catapilco (3,36 %). En Congrès(4), le Parti Radical -le parti de la Franc-maçonnerie- a voté pour Alessandri, en tournant le dos au frère Salvador Allende, ex-ministre de Aguirre Cerda.

Le gouvernement des PDG

La recette de Jorge Alessandri a été de transposer au gouvernement les méthodes d’administration de l’entreprise privée pour « gérer » la crise que vivait le pays. C’est pour cela que son administration a été connue comme le « gouvernement des PDG ». Bien évidemment, la grande entreprise –nationale et internationale- a été la bénéficiaire des mesures de ce gouvernement. Bien que représentant de l’oligarchie, Alessandri avait un style de vie sobre et mesuré, bien différent de la conduite ostentatoire du candidat actuel de l’oligarchie. Alessandri vivait dans un appartement de la rue Phillips, en face de la Place d’Armes, et allait tous les jours à pied à La Moneda. Il passait ses fins de semaine à la campagne, près de Santiago, où il se rendait dans sa voiture particulière. À l’époque, l’ouragan financier du néolibéralisme militaro-industriel apporté par la dictature qui a intensifié l’inégalité et provoqué la dénationalisation de l’économie n’était pas encore arrivé au pays.

Dans la période post-dictature, un autre chef d’entreprise, Francisco Javier Errázuriz, a essayé d’acheter le fauteuil de O’Higgins(5). En 1989, il a obtenu un peu plus d’un million de voix (15,43 %), mais il a été battu par l’héritier de la dictature, l’ex-ministre des finances Hernán Büchi (29,40 %), et par le chrétien-démocrate Patricio Aylwin Azócar (55,17 %), dont la présidence a initié la ronde des gouvernements de la Concertation qui se prolonge jusqu’à aujourd’hui.

La Concertation en chiffres

Le successeur d’Aylwin, Eduardo Frei Ruiz-Tagle, n’a pas eu de problèmes. Il a été élu en 1993 à la majorité absolue : 57,98 % (4 000 040 497 voix). Mais une nouvelle fois un chef d’entreprise et candidat de l’UDI (6) a essayé de remporter la Présidence : Arturo Alessandri Besa (24,41 %), neveu de Jorge Alessandri, ex-consul de la dictature à Singapour. Au même moment, José Piñera Echenique, frère de Sebastián, ex-ministre de la dictature, a obtenu 6,18 %.

Ce Piñera a été le créateur des Administrations de Fonds de Pensions (AFP) qui ont offert au capital privé, national et étranger, les fonds de prévoyance des travailleurs chiliens. Une partie considérable de ces revenus, quelques 50 milliards de dollars, ont été investis par les AFP à l’étranger, surtout aux Etats-Unis. De plus, en tant que ministre des Mines, José Piñera a favorisé la Loi Minière qui a ouvert les portes aux investisseurs étrangers qui ne payent pratiquement pas d’impôts au pays. Rien qu’en 2006, les compagnies étrangères du cuivre ont gagné 20 milliards de dollars. Ces bénéfices sont colossaux si l’on considère qu’ils dépassent les investissements bruts dans les Mines du Chili pendant les 30 dernières années. Le cas le plus scandaleux est celui des bénéfices de la mine La Escondida, une entreprise australienne. Finalement, en tant que ministre du Travail de la dictature, José Piñera fut l’auteur du Plan du Travail, un ensemble de mesures qui ont balayé les droits et les conquêtes des travailleurs chiliens, en désarticulant l’organisation syndicale.

Mais la situation de la Concertation est devenue difficile à partir de Frei. Son successeur, Ricardo Lagos Escobar, ex-radical, militant à la fois du Parti Pour la Démocratie (PPD) et du Parti Socialiste, n’a pas atteint la majorité absolue en 1999. Il a obtenu seulement 47,96 % (3 383 339 voix). Le candidat de l’UDI, Joaquín Lavín le talonnait (47,51 % et 3 352 199 voix). La candidate communiste Gladys Marín a obtenu 3,19 % et l’humaniste Tomás Hirsch 0,51 %. Bien que la direction du PC ait appelé à voter blanc ou nul dans ce premier cas de ballottage, une grande partie de ses électeurs ont appuyé Lagos, qui a gagné de justesse (51,31 %) contre Lavín (48,69 %).

Les difficultés de la Concertation se sont répétées en 2005, affrontant une droite divisée. La socialiste Michelle Bachelet a obtenu 45,96 % contre 25,41 % pour Sebastián Piñera (Rénovation Nationale) et 23,23 % pour Joaquín Lavín (Union Démocrate Indépendante, UDI). La somme des voix des candidats de la droite était supérieure à celles de Bachelet (48,64 % contre 45,96 %). Mais, cette fois, le Parti Communiste, qui avait appuyé l’humaniste Tomás Hirsch (5,40 %), a appelé à voter pour Bachelet. Le PC lui a posé quelques « conditions », entres autres, la réforme de la Constitution et le changement du système bi-nominal, des questions sur la législation du Travail et la protection de l’Environnement, qui ont été acceptées immédiatement par la candidate et son équipe. De cette façon –bien que Hirsch ait appelé à voter nul- Michelle Bachelet a pu battre Piñera par 53,50 % contre 46,50 %.

Nous en venons ainsi à la difficile situation qu’affronte aujourd’hui la Concertation. Sans aucun doute, les 29,60 % qu’a obtenu Eduardo Frei le 13 décembre est le pire résultat d’un de ses candidats présidentiels. Il devra mettre les bouchées doubles au second tour contre un Piñera qui se présente avec 44,05 %. Néanmoins, on peut se demander si ce score est le maximum que puisse atteindre le candidat de la droite, ou s’il a des possibilités d’augmenter en ralliant des voix d’Enríquez-Ominami, duquel il n’a jamais été très distant. Même les analystes de la droite, après l’euphorie générale, ont averti que la force de Piñera pouvait être une illusion d’optique. En effet, son 44,05 % est inférieur au pourcentage obtenu par la droite en 1989, 1999 et 2005.

C’est ainsi qu’une partie considérable des voix de Marco Enríquez-Ominami (20,13 %), provient de la Concertation et de secteurs de gauche qui voteraient pour Frei devant le danger d’une victoire de la droite. Le déplacement des voix vers le candidat de la Concertation a commencé avec Juntos Podemos(7) (Parti Communiste, Gauche Chrétienne et Socialistes pro-Allende) qui, le 20 décembre, a officialisé son appui à Frei. Le candidat présidentiel de JP, le socialiste Jorge Arrate, a progressé de 60 000 voix et a obtenu 6,21 % (430 824 voix) qui vont donner plus de force à Frei.

L’érosion idéologique du Chili

Cependant, la menace que gagne la droite le 17 janvier reste à l’ordre du jour. Et pas seulement pour le poids de sa propagande qui inclut les médias les plus influents du pays. Ils se chargent de maintenir présente l’image du triomphe irréversible de Piñera. Ainsi, c’est un fait qu’il y a une perception d’épuisement de la Concertation et un désir de changement qui ne s’exprime pas avec la cohérence d’un programme. Pour le moment, il s’oriente à demander des « nouvelles têtes », une demande peu consistante dont aucun secteur politique ne s’occupe jusqu’à aujourd’hui.

Néanmoins, Piñera et la droite “bling-bling” l’ont capitalisée et demandent le « changement », surtout depuis l’éclipse d’Enríquez-Ominami. En toute rigueur, une éventuelle victoire de Piñera serait le produit d’un long processus d’érosion idéologique et politique, qui a préparé le terrain –après la terrible expérience de la dictature- pour que le pays assimile un gouvernement de droite. La responsabilité de ce processus, destiné à gommer la volonté démocratique du peuple, est due à l’effet sur la conscience et la culture chilienne de l’économie de marché introduite par la dictature et perfectionnée par la Concertation. Cette politique économique et culturelle suicidaire a réduit en poussière les ciments humanistes et solidaires de partis tels le Parti Socialiste et la Démocratie Chrétienne. À cela, il faut ajouter l’action déployée par la droite elle-même, qui s’oriente à faire croire qu’il n’existe plus d’idéologies et de tendances politiques et qu’il n’y a qu’un seul système économique, social et culturel possible : le système capitaliste. Cette ligne stratégique de la propagande de la droite, cultivée pas ses médias, par ses centres de recherche et ses universités, fut assimilée par la Concertation qui la fit sienne. La même chose est arrivée avec le mouvement « rebelle » d’Enríquez.Ominami qui a cru au mirage d’un pacte social qui serait au-dessus des contradictions de classe et des différences idéologiques, endormies mais plus profondes que jamais. Ce qu’a fait Enríquez-Ominami a été un pastiche où les riches et les pauvres, les exploiteurs et les exploités, les conservateurs, les libéraux et les socialistes, cohabitaient dans un même projet. La Gauche aussi, est en partie responsable de l’indigence idéologique, politique et culturelle où nous a entraînés la dictature, la Concertation et la droite. La mosaïque qui fragmente les forces populaires ne s’est pas seulement prolongée, mais aggravée. Ses secteurs les plus solides n’ont même pas été capables de faire des efforts sérieux en formation politique et en propagande anticapitaliste, prioritaires dans cette période. Un relent fascisant émane ainsi de l’opération politique et mercantile qui a tenté de laver le cerveau des chiliens. Son principal instrument est l’UDI, dont les 40 députés en font le principal parti du Chili. Son groupe parlementaire reflète un travail audacieux déployé auprès de la base sociale par l’extrême droite, héritière sans minauderies de la dictature militaire. Un exemple de ceci est que Piñera a obtenu 42,31 % des voix dans les dix villes qui ont le plus fort taux de chômage du pays et 51,02 % dans les dix communes qui ont le plus fort taux de pauvreté, dont les communes mapuches. (Étude statistique de El Mercurio, 15 décembre). Il est certain que sur le plan de l’économie, à moins de finir de privatiser ce qu’ont laissé la dictature et la Concertation, un gouvernement de Piñera ne serait pas bien différent d’un gouvernement de Frei.

Mais il y aurait des changements régressifs dans d’autres domaines. Par exemple, dans les Droits de l’Homme. Il prendrait des mesures comme une amnistie pour les militaires déjà condamnés ou interromprait les procès d’autres criminels et tortionnaires. Dans le domaine syndical, il imposerait la flexibilité du travail et d’autres mesures pour affaiblir le mouvement des travailleurs. La répression de la lutte sociale serait encore plus dure. Derrière une soi disant défense de la « sécurité des citoyens » se dresserait un État policier. Piñera se déclare admirateur du gouvernement colombien et de ses méthodes. Il a visité la Colombie en juin 2008 et il a parcouru ce pays dans l’avion présidentiel, accompagnant Alvaro Uribe et le ministre de la Défense d’alors, José Manuel Santos, actuel candidat présidentiel. En octobre dernier, Santos a envoyé au Chili trois membres de son équipe de campagne, Juan Carlos Echeverry, Tomás González et Santiago Rojas, pour étudier la campagne et le style de Piñera. “Les problèmes au Chili et en Colombie ne sont pas très différents. Les deux pays se préoccupent de la sécurité des citoyens et du coût social en matière de santé et d’éducation », a déclaré l’un des assesseurs de Santos. Le gouvernement d’Uribe a généré le problème le plus délicat qu’affronte aujourd’hui l’Amérique Latine puisqu’il a signé avec les Etats-Unis un accord qui renonce à la souveraineté colombienne et permet l’installation de sept bases militaires des États-Unis. Si Piñera est élu président, il alignera le Chili sur la Colombie et d’autres pays qui ont hissé le drapeau de la dignité latino-américaine. C’est une tendance dangereuse qui a pris force avec le Coup d’État au Honduras, et qui cherche à configurer un bloc contre le Venezuela, Cuba, la Bolivie, l’Équateur et le Nicaragua, les pays de l’Alliance Bolivarienne des Peuples de Notre Amérique (Alba). La dangereuse situation interne et régionale qui se créerait si la droite gagne les élections au Chili légitime la nécessité de barrer la route à cette manœuvre de l’oligarchie. La réalité indique qu’il n’y a pas d’autre voie que de voter pour Frei…

Et de se mettre au travail pour qu’il y ait une alternative de Gauche qui permette de se libérer du traquenard du « moindre mal ».
Manuel Cabieses Donoso
(Editorial de “Punto Final”, édition Nº 701, 24 décembre 2009)
www.puntofinal.cl www.pf-memoriahistorica.org



Traduction : Jean-Michel Hureau

(1) Le titre original est « Votar hasta que duela ». C’est une référence à une phrase célèbre du Père Hurtado : « Dar hasta que duela » c’est à dire « Donner jusqu’à ce que ça fasse mal ».
(2) Pour mémoire, c’est le Président qui a envoyé Pablo Neruda en France pour affréter le Winnipeg qui a amené au Chili plus de 5 000 réfugiés Républicains espagnols reclus dans des camps de concentration dans le sud de la France.
(3) Palais présidentiel.
(4) Assemblée législative et Sénat réunis.
(5) Le Libérateur, premier Chef d’État du Chili.
(6) Union Démocrate Indépendante (extrême droite).
(7) Ensemble, nous pouvons.