jeudi 16 octobre 2008

L'ombre de Pinochet plane encore

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La "Une" de The Clinic N º 263 · le Jeudi 9 octobre de 2008
"Il faut que tu ailles chez Nauti Gifts", m'a conseillé un journaliste. "Une boutique d'articles naughty ["cochon", en anglais] ?" ai-je demandé. "D'un certain point de vue. Vas-y, tu verras." Située sur les hauteurs huppées de Santiago du Chili, Nauti Gifts n'a rien d'un sex-shop. C'est la boutique fétiche des adorateurs de l'ancien dictateur Augusto Pinochet. Un parfait sanctuaire pour pinochetistes, comme il y en a des centaines au Chili, à commencer par la maîtresse des lieux. L'air revêche et sans donner son nom, la propriétaire du magasin crache ses réponses comme elle aboierait. Elle est entourée de toutes sortes de bibelots militaires, cadres et bustes de Pinochet ou briquets portant le symbole de l'armée chilienne. Au-dessus de sa tête trône le blason du Chili, qui affirme "par la raison ou par la force", présage menaçant lancé par les pères de la patrie.

Pour cette femme d'environ 50 ans, mariée à un militaire à la retraite, "tout ce qui se dit sur le général est pur mensonge". Elle ne reconnaît pas la dictature et considère que, "avec Pinochet, nous allions mieux". "Moi, je ne vote pour aucun homme politique de droite", explique-t-elle, la mauvaise humeur transpirant par tous ses pores, "car ce sont des traîtres, des lâches qui soutiennent cette démocratie mensongère." Elle déplore leur "silence" face aux "persécutions" dont sont victimes les "représentants de l'ordre".

De nombreux symboles de la dictature gangrènent encore le Chili. Comme dans une maison où l'on a pu remplacer les meubles et les photos, la présence de Pinochet continue de vivre en certains de ses habitants. L'ancien président Ricardo Lagos a tenté de faire effacer la signature de Pinochet de la Constitution, mais le texte fondamental reste un document taillé sur mesure pour l'ex-dictateur et ceux qui le soutenaient. Pinochet reste vivant aujourd'hui à l'Académie de guerre, à qui il a fait don de 29 000 livres. Bien que la "route Australe" qui relie les villes de Puerto Montt et Puerto Yungay ne porte plus son nom, tout le monde continue de l'appeler "autoroute Augusto Pinochet". Un village porte même le nom de son épouse, Lucía Hiriart. Et des centaines de bâtiments et institutions créés entre 1973 et 1990 portent encore une plaque précisant "Inauguré par le président Augusto Pinochet Ugarte".



Mais le plus grand temple dédié au dictateur reste incontestablement la Fondation Pinochet. Son actuel président, Luis Cortés Villa, montre une vidéo à une vingtaine d'étudiants américains qui viennent de visiter le centre de détention clandestin de la Villa Grimaldi. L'atmosphère sent la naphtaline, comme si le dictateur, omniprésent sur tous les murs, vivait encore. Son héritage, raison d'être de cette fondation, est en tout cas bien vivant, où que l'on pose le regard. Le film et les réponses de Cortés Villa ne semblent pas parvenir à dissiper "tous les mensonges qui ont été dits", selon les mots de Patricio Segovia, ancien conseiller du dictateur, qui montre quelque 300 plaques portant les noms de militaires morts assassinés par les "marxistes subversifs". Entre ces quatre murs n'existe qu'une seule version de l'histoire, une version aussi indiscutable que l'était ce joug responsable de la disparition de 3 197 personnes et qui en a torturé plus de 27 000 autres. Patricio Segovia dément ces chiffres, désigne des responsables, nie l'existence de comptes bancaires où s'amassent des millions et part d'un rire mécanique. "Vous pouvez dire ce que vous voulez, il y avait des milliers de personnes aux obsèques de Pinochet. Le plus grand monument laissé par mon général, c'est le fait qu'il vive encore en nous, que les gens continuent de l'aimer", lance-t-il.

La date du 16 octobre 1998, lorsque le juge espagnol Baltasar Garzón a ordonné l'arrestation du dictateur chilien, qui fut placé en résidence surveillée pendant 530 jours, a marqué le passage du tragique au comique. Au même moment naissait The Clinic, revue chilienne iconoclaste qui est le fer de lance de la contre-culture. Pendant des années, Pinochet a fait presque toutes les couvertures du magazine. On a ainsi pu le voir habillé en narco au cours d'une parade d'identification après la révélation de ses comptes bancaires occultes à la Banque Riggs, ou le visage collé dans le célèbre portrait du Che Guevara par le photographe Alberto Korda sous la légende "Che tu madre", qu'on pourrait traduire par "Nique ta mère".

Depuis l'inauguration de la boutique de The Clinic, il y a quelques années, les tee-shirts des couvertures se vendent comme des petits pains. Et ici, on ne se moque pas seulement de Pinochet. On trouve des culottes avec la faucille et le marteau, un tableau représentant le palais présidentiel de La Moneda en flammes et, au sous-sol, cerise sur le gâteau, la librairie. "Avant les poursuites judiciaires contre Pinochet, les responsables de violations des droits de l'homme se sentaient à l'abri, sous la protection des lois d'amnistie, des mesures de prescription ou de l'immunité octroyée à certains", explique Esteban Beltrán, directeur de la section espagnole d'Amnesty International, en référence au mandat d'arrêt délivré par Baltasar Garzón qui a mis un terme à l'impunité dont jouissait le dictateur chilien dans le monde entier. ‘Dix ans plus tard, des crimes comme la torture, les disparitions ou les exécutions extrajudiciaires ne sont plus considérés comme des problèmes politiques dont la résolution est confiée à la seule diplomatie."
Federico Peña
Público